
Lettre à ces socialistes qui nous désespèrent (3)
par Edwy PLENEL - le 9 juin 2009
Ce silence sur l'ouverture sarkozyste qui vous accable
Troisièmement, vous avez oublié d'être vous-mêmes. D'ordinaire, la droite ne masque pas les intérêts particuliers qu'elle défend : elle les assume, les revendique, les illustre par ses choix économiques, sociaux, fiscaux, sociétaux, etc. Et, sur ce registre, le pouvoir actuel se dissimule moins que d'autres, assumant sans vergogne un mélange sans pareil des intérêts privés et des responsabilités publiques.
Or, à force de vous identifier à l'Etat par un effet insidieux de ce présidentialisme qui vous éloigne de votre base, vous finissez par oublier les intérêts sociaux qui vous légitiment. Etre socialiste, ce devrait signifier porter sans complexe les voix de ceux que l'on entend le moins, qui décident le moins, qui comptent le moins - des ouvriers, des employés, des travailleurs, des salariés. Des classes populaires en somme. De ceux qui subissent le partage inégal des richesses inhérent à l'ordre économique actuel.
Or, il y a à peine un an, révisant votre déclaration de principes, vous en avez ôté la simple mention sous forme de constat que les classes sociales existent, comme si cette affirmation que la politique est aussi l'affrontement d'intérêts sociaux divergents vous semblait dépassée.
Pis encore, quand le peuple guadeloupéen a donné l'exemple d'une riposte inventive et fédératrice à la crise, par la mobilisation la plus large et la plus déterminée, vous avez paru prendre peur, redoutant une contagion soudaine en France plutôt que de citer en exemple Liyannaj kont pwofitasyon. Qui ne voit pourtant, dans les entreprises comme dans les universités, les unes mobilisées dans la dispersion, les autres épuisées par leur solitude, qu'une dynamique rassembleuse, faisant front contre des politiques injustes et régressives, aurait insufflé de l'espoir, l'envie de résister et d'inventer, plutôt que le découragement qui, aujourd'hui, rôde ?
Mais vous ne vous êtes pas seulement éloignés de votre base sociale ; vous avez plus largement ignoré la société civile, sa vitalité associative, son bouillonnement intellectuel, son expertise militante. Quand, enfin, vous vous mettez à réfléchir, colloquer et discuter, voici qu'on retrouve les mêmes figures intellectuelles ou médiatiques qui encombrent les allées gouvernantes depuis bientôt trente ans. Vous ne prenez aucun risque, préférant rester en terrain connu et usé.
C'est votre quatrième renoncement, et peut-être le plus sourdement inquiétant : non seulement vous ne travaillez pas assez votre culture générale, mais surtout vous ne dialoguez plus avec le monde du savoir, vous n'affrontez pas l'audace des idées, vous n'écoutez pas avec humilité ce qu'auraient à vous dire tous ces historiens, sociologues, économistes, mathématiciens, physiciens, biologistes, etc., scientifiques authentiques qui fréquentent laboratoires et bibliothèques plutôt que les allées du pouvoir et de la notoriété.
Il est, de ce point de vue, un souvenir pas si lointain dont l'ironie amère vous accable : Eric Besson, le symbole même du transfuge sans principes, traître à ses électeurs comme à ses convictions, était jusqu'au tout début de 2007 votre secrétaire national aux études. Désormais numéro deux de l'UMP et ministre de l'identité nationale, ce converti zélé au sarkozysme, dont la dérive n'est sans doute pas achevée, était donc officiellement chargé de vos réflexions, pensées et analyses - c'est tout dire.
Depuis sa survenue, vous faites semblant de traiter l'ouverture, ce débauchage humiliant sans autre loi que l'avidité ou la lassitude, comme un épiphénomène. Ce ne serait, à vous croire, que trajectoires individuelles, quand leur somme nous dit le contraire : aucune de vos sensibilités, aucune de vos histoires, aucun de vos courants n'est épargné. De la mitterrandie à la deuxième gauche, de Jacques Delors à Lionel Jospin, de Michel Rocard à François Hollande, sans oublier SOS Racisme, aucun territoire socialiste n'a su résister en bloc à l'érosion sarkozyste - et ce n'est probablement pas fini.
Ce n'est pas seulement affaire de morale politique, bien que la vertu républicaine soit ici malmenée, c'est aussi la note à payer des manquements déjà relevés. Il faut être équitable : ces hommes et ces femmes ont changé de camp sans y voir de rupture. Tout simplement parce que leurs dérives individuelles avaient été précédées par vos dérives collectives. Qu'il s'agisse des institutions, des banlieues, de l'islam, de la sécurité, des libertés, de l'immigration, des privatisations, de la fiscalité, de l'Union européenne, du Proche-Orient, etc., la liste est longue des glissements progressifs par lesquels le socialisme français a perdu en spécificité, en identité et en substance. Comme si vous vous étiez laissé glisser, au fil de vos épisodes gestionnaires, sans prendre la mesure des défis du monde et de l'époque.
(la suite : Un défi historique qui appelle un changement radical)